lundi 2 mars 2015

Karaoke Moshe Safdie

Il existe des architectures (et donc des architectes) qui remplissent d'un coup toutes les aspirations et même qui semblent les inventer. Il existe des icônes qui rassemblent en leur image tout ce à quoi nous croyons ou au moins tout ce en quoi nous pensons que l'architecture doit être fidèle.





Habitat 67 de Moshe Safdie fait partie de ces architectures qui dans un même geste réussissent à lier la préfabrication, une certaine forme de pragmatisme matériologique et l'idée de la nappe infinie pouvant à l'envi couvrir dans une forme presque organique l'espace tout en inventant un paysage varié et en perpétuelle réinvention.
Alors lorsque l'architecte produit ça, on tousse un peu fort :



Cet ensemble Marina Bay Sand à Singapour est bien l'antithèse de cette architecture d'Habitat 67 et produit un paysage qui ressemble plus à un décor d'un mauvais James Bond, d'une couverture de Science et vie de 1975 ou à la base secrète des Thunderbird... Vous me direz on aime ça aussi. Oui.
Mais aimer des images et aimer leur laideur parce qu'elles évoquent un avenir qu'on sait impossible ne fait pas architecture. Moshe Safdie qui a dessiné cet ensemble a dû laisser les clefs de son agence à des fantaisistes de Disney World qui ont pu, pour une fois, sur l'appui démesuré d'un capitalisme épuisant, faire venir dans le réel l'image de sa laideur. Le plus sur le plus sur le plus sur l'extravagance. Rien là ne tient debout. Rien. Tout n'est que gestes grandioses s'opposant à des idées nouvelles et le langage formel est celui de l'adolescent rêvant à "trop fort la piscine sur le toit". Les formes sont bien celles d'une science-fiction vieillie, malade, essoufflée à laquelle seul le désir de l'incroyable tente de donner du sens.
Mais pourquoi ? Pourquoi cet architecte a-t-il ainsi renoncé à son intelligence pour fabriquer une maquette de train dans le réel ? A-t-il confondu la prospective avec la politique des images qui nourrissent les ambitions des investisseurs avides de lieux produisant des images, du médiatique, et donc du retour sur investissement ? Comment trois tours indignes ressemblant à de l'architecture pétrolière africaine de la fin des années 70 recouvertes d'un hot-dog oublié par le maquettiste et finalement approuvé par l'architecte, comment cela pourrait faire de l'architecture d'aujourd'hui ?
On passera sur la salle de spectacle parodie apeurée de son modèle de l'opéra de Sidney. Alors, vous me direz que la vue depuis la piscine est à couper le souffle, que le luxe inouï de l'ensemble affiche des plaisirs tonitruants, que pouvoir arpenter un rêve, même s'il est de mauvais goût c'est déjà une chance. Reste que l'on s'interroge sur la disparition du Moshe Safdie qui inventa Habitat 67. Comment est-il mort cet architecte, comment a-t-il renoncé aux qualités de sa jeunesse ? Comment aurait-il pu, s'il avait vécu sa vraie vie inventive, renouveler cette expérience ? Dans l'un de ses derniers projets d'immeubles, d'une laideur sans nom, l'architecte à la moustache aussi blanche que sa chemise obligatoire d'architecte moderniste nous place un karaoké dans sa construction comme élément essentiel. J'imagine alors Moshe Safdie chantant à tue-tête, en lisant toujours avec un peu de retard sa propre mélodie écrite il y a presque 50 ans mais qu'il a oubliée. Et, le public épuisé par ce spectacle aux tonalités forcées, quitte la salle pour rejoindre la galerie marchande sous les œuvres de Sol LeWitt et Gormley pour voir si, par hasard, faire les boutiques ne serait pas maintenant la seule et dernière promenade architecturale.

Nous reste à remercier vivement Natacha Petit pour cette carte postale expédiée depuis Singapour dont l'éditeur est Impressive Publisher et le photographe Tom. On notera que cette carte postale ne nomme pas l'architecte... Pas plus que la carte postale d'Habitat 67...








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