samedi 23 mai 2015

Jean Prouvé atteint de sarcellite



Jean-Michel tentait de perdre un peu de temps en parcourant la ville de Sarcelles. Il regardait les barres et les tours se perdre à l'infini et dans le parc Kennedy, les arbres avaient bien grandi depuis qu'il était venu la dernière fois sur le chantier. Le bassin abandonné, se vidant du bleu artificiel de son eau donné par des carreaux de céramique, les feuilles y pourrissant tranquillement comme dans une mare à la campagne, tout cela sous un soleil de plomb, donnait à son attente quelque chose à la fois de joyeux et prometteur comme si la nature désirait reprendre sa place. Le grand saule pleureur lui offrit un peu d'ombre. Il regarda sa montre, se demanda une dernière fois s'il ne s'était pas trompé de jour ou d'heure pour son rendez-vous avec l'ingénieur Jean Prouvé.



 - Lestrade, Lestrade !
Jean-Michel entendit son nom ainsi crié dans son dos. Il se retourna et reconnut immédiatement Jean Prouvé.
 - Ne traînons pas, allons voir, lui dit ce dernier, ce qui eut comme effet de contrarier immédiatement Jean-Michel qui attendait depuis vingt-cinq minutes l'ingénieur et n'avait donc pas l'impression de traîner.



Jean-Michel reconnut immédiatement le système constructif, il avait mis en route sa force d'analyse et rien maintenant ne pouvait l'empêcher de décrypter les signes de la structure et de son mur rideau entièrement rempli des panneaux de Jean Prouvé. Il regardait les modes de fixation, touchait sous les panneaux les joints, tapotait l'aluminium de ces panneaux montés à sec et venant littéralement boucher les béances de la façade. Certes la réponse de Belmont et Prouvé avait du être inventée sous la contrainte économique, certes la rapidité du chantier avait dû aussi agir sur le type de la construction mais Jean-Michel n'avait pas aimé travailler sur ces plans trop reconnus, sans surprise, jouant simplement d'une structure sur tabouret dont il connaissait par cœur les possibilités, les avantages et la radicalité.
Il y avait là une évidence structurelle qui manquait singulièrement d'imagination pour Jean-Michel. À force, il trouvait que cette frugalité architecturale était aussi une commodité. Et, il faut le dire, le petit jeu des couleurs vives des panneaux dispersées sur la façade au hasard de leur montage ne pouvait camoufler la répétition implacable du module.
 - Alors ? demanda l'ingénieur.
 - Jean, je trouve tout cela très juste à sa fonction et à ses contraintes, mais mon œil lit un peu trop la légèreté de cette façade.
 - Lestrade ! Vous aimez trop le génie civil. Vous avez toujours aimé le poids. Ça doit vous rassurer.
 - Oui, Jean, vous avez raison. Mais c'est la structure que j'aime. L'épaisseur aussi. Car voyez-vous, ça se dessine.
 - Mais je dessine aussi Jean-Michel, vous êtes bien placé pour le savoir.
 - Oui, c'est une évidence. Mais Je parlais d'architecture, rétorqua Jean-Michel.
Les deux ingénieurs finirent leur inspection et se quittèrent là, au pied de la façade prenant le soleil. Jean-Michel avait fini son contrôle, en avait fini avec ce chantier. Il serra la main à Prouvé qui s'éloigna.
Jean-Michel resta un moment à regarder les panneaux. Avec son index replié, il tapota la feuille d'aluminium de l'un des panneaux qui répondit par un son mat et aigrelet.
Cela fit sourire Jean-Michel. Cela le fit sourire.

Par ordre d'apparition :
Sarcelles, le parc Kennedy, éditions Abeille-Cartes, photographie du grand Rolf Walter.
Sarcelles, le Lycée, éditions Abeille-Cartes pour Lyna. Architectes : Jean Belmont et Jean Prouvé




1 commentaire:

  1. LECLERCQ URBANISTE23 mai 2015 à 13:48

    Une « maladie » : La « Sarcellite ».
    L’invention du terme « sarcellite », en 1962 – qui serait due à un habitant du grand ensemble s’exprimant sur les ondes d’Europe 1 –, a donné à Sarcelles-Lochères une place particulière dans le paysage français urbain.
    Christiane Rochefort, en 1961, fait paraître Les petits enfants du siècle (Grasset), roman mettant en scène une adolescente vivant dans une cité à Bagnolet (commune jouxtant Paris à l’est) et qui découvre le grand ensemble avec un maçon italien travaillant sur le chantier de Sarcelles.
    La remise en cause du grand ensemble, devient un lieu commun dans la France des années 1980-90, mais qui perdure encore
    Exemples de la revue Architecture à vivre.
    L’édito 23 de mars-avril 2005 : « …/…Faire en sorte que les mal-logés trouvent une habitation agréable à bas prix, oublier le cauchemar des grands ensembles ?.../…»

    L’édito 28 de janvier/février 2006 : « Très tôt, ces grands ensembles inhumains des Trente Glorieuses, construits à la hâte afin de résoudre une crise du logement sans précédent, ont en effet été délaissé par ceux de leurs habitants qui pouvaient en partir…/… »

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