dimanche 9 août 2015

Ecran total

..... Gilles avait repris le travail. Il devait faire un reportage sur le théâtre de Düsseldorf pour un magazine français désireux de publier un article sur ce nouveau lieu.
Gilles connaissait bien Düsseldorf à cause des compétitions de Hans qui venait souvent y faire des matchs ou des entraînements. Cette fois, pourtant, il était venu seul, laissant Hans à Stuttgart dans les travaux de leur petit appartement.
La nuit tombait déjà. Gilles avait réussi dans un temps court à saisir la construction dans son cadre jouant avec ses courbes, ses contrastes, sa grande beauté. Il faisait toujours tirer en triple ses tirages-papiers par son laboratoire professionnel. Un exemplaire pour le client, un exemplaire pour ses archives et un exemplaire pour Jean-Michel qui raffolait de voir ainsi arriver des enveloppes de papier kraft bien dodues, remplies d'images d'architecture.
Gilles était très scrupuleux, notait au dos le nom des architectes, le jour et même l'heure pour se souvenir des ombres disait-il et bien évidemment le lieu. Il notait aussi les précisions techniques d'ouverture et de temps de pose et l'objectif utilisé.
Il aimait sa place de photographe. C'était une place privilégiée car il pouvait visiter de fond en comble la construction et cela, souvent dans une belle solitude, ayant l'impression que l'architecture était tout à lui. Il déambulait, cherchait les points de vues, pensait comment les architectes avaient pu penser à cela ou oublier autre chose. Il faisait souvent une première promenade sans rien enregistrer, sans rien photographier. Juste pour sentir un peu et essayer de comprendre mieux les passages lumineux, la respiration de la fréquentation du lieu, son déploiement silencieux. Il était resté ainsi assis pendant une demi-heure dans le foyer principal admirant la colonne centrale de ce théâtre. Il sentait réellement au-dessus de lui la masse que soutenait cet appui, il en éprouvait presque la force et dans un réflexe un peu stupide, courba le dos comme pour participer à l'effort.
Une femme s'approcha, lui demanda s'il avait besoin de quelque chose, s'il était perdu. Il lui répondit que non, il montra son appareil photo à ses pieds et ils rirent tous les deux de cette méprise. Il la regarda partir droit devant elle en tapotant au passage chacun des coussins de la longue banquette comme pour s'assurer qu'ils étaient à leur place. Cela fit sourire Gilles qui saisit son appareil et la figea ainsi sur une image. Il n'avait que 21 ans. Il y avait à peine trois mois, il était encore à Carpiagne au service militaire. Il décida qu'il était temps maintenant et, dans une sorte de course ultime, il prit presque en rafale la succession de ses clichés sans plus rien penser d'autre que technique, cadrage, lumière. Il sortit sans dire rien à personne. Il se mit au centre exact de la place d'où rayonnaient sur le sol des lignes comme un soleil. Il fit les clichés extérieurs. Il était satisfait.




En quittant les lieux, il trouva des cartes postales. L'une montrait le fameux Thyssen-Hochhaus dans l'exacte lumière dans laquelle il était en ce moment comme si un instantané venait d'être pris. Un ciel bleu de nuit, des éclats solaires de lampadaires trop exposés, de l'or sur la façade comme un écran total. Gilles pensa que cette carte plairait à Hans.




Il en trouva une autre où l'on voyait côte à côte, formant un couple parfaitement assorti, le théâtre et le même Thyssen-Hochhaus cette fois visible sur sa tranche. Il sourit en pensant que, peut-être, Hans y verrait l'image de leur couple. Un géant débonnaire protégeant un nain s'étalant sans vergogne ! Deux constructions modernes sur la même carte postale, deux constructions aussi différentes voilà qui réjouira Jean-Michel se dit Gilles.
Il était temps de rentrer à l'hôtel, d'écrire les cartes, d'appeler Hans, de dormir.
Il rangea soigneusement ses films, il nettoya presque de manière compulsive ses objectifs photographiques, il vérifia ses horaires sur son ticket de train pour demain. Allongé tout habillé sur le lit un peu mou, il vit soudain à l'intérieur de ses paupières l'image fugace de Hans tenant Alvar dans ses bras.......


Par ordre d'apparition :
carte postale de Düsseldorf Thyssen-Hochhhaus, éditions Foto-Verlag Hans Georgi.
carte postale de Düsseldorf, Impression aus des Bundesrepublik Deutchland.
Les architectes du Thyssen-Hochhaus sont Hentrich, Petschnigg et Partner. 1957-1960.

extrait de la revue Techniques et Architecture, février 1971, photographies de Manfred Hanish.
Le théâtre de Düsseldorf est de l'architecte Bernhard M. Pfau.














































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