mardi 29 mars 2016

Le Corbusier, aventurier de l'Arche Perdue

Oui, continuons ce matin avec une carte postale sur une œuvre de Le Corbusier mais, comme cela nous arrive rarement, nous allons cette fois, nous occuper autant du recto que du verso de cette carte postale, tout simplement parce que voici que ce verso nous donne un avis très particulier sur l'architecture du couvent de la Tourette à Eveux.
Regardons le recto et le verso :




D'abord nous serons frappés par la très belle photographie de A. Caillon qui nous place au coin du couvent des Dominicains, comme écrasés par la bâtisse. On connaît bien maintenant ce photographe. Ce morceau dit bien la rigueur de la construction et comment Le Corbusier voulait, (avait réussi), à jouer avec la déclivité du terrain en faisant descendre les pilotis vers le sol pour rattraper le jeu des pentes. A. Caillon nous propose là une vision très abstraite du couvent, difficile en effet, depuis ce point de vue de comprendre l'objet si on n'a pas eu la chance de le visiter ou de le connaître. Une masse brutale (là, c'est justifié), fermée, défensive même, ressemblant plus à une architecture de génie civil qu'à un lieu de culte, s'élève en angle et bloque toute fuite du regard, toute ouverture. Le contraste photographique un peu trop poussé fait aussi blanchir le béton, empêchant d'en lire la matière, lui donnant un aspect lisse bien trompeur. Le soleil, parfois par la photographie, ne donne pas une idée juste des formes et des matières !
On a donc à n'en pas douter, une image photographique peu séduisante, peu amène à donner sans doute une sensation, disons, joyeuse de ce couvent, imposant avec force son caractère euh... affirmé.
Mais à l'image, à la photographie de Monsieur Caillon, voici que s'ajoute la correspondance de Dom Mourier. Dom ? Dominicain. Il s'agit là de la correspondance d'un frère dominicain depuis son couvent. Du moins c'est ce que je suppose. Partons de ce postulat.






Mais que dit-il ? Comment juge-t-il son lieu de prière, de vie spirituelle ? Pas très gentiment semble-t-il !
Pas de confort !
On s'étonnera de cette demande de la part d'un homme ayant choisi le seul confort attendu pour sa vie, un contact plus serein avec Dieu. Depuis quand les Dominicains ont-ils besoin de confort ? Et surtout dans quel objet et espace le placent-ils ? Car, certes, le couvent d'Eveux est rugueux à la vie mais pas plus et surtout pas moins que d'autres. Peut-on attendre d'un couvent qu'il soit... douillet ?
S'agit-il d'un confort de prière dont parle Dom Mourier, notre dominicain ?
Viennent ensuite les termes incroyables de matérialisme intellectuel primitif !
Oui, il a sans doute raison ! Et même c'est bien là une position dont on pourrait qualifier Le Corbusier, mais ce matérialisme serait bien évidemment celui d'une justesse d'analyse, d'une forme franche des besoins non pas pour simplement y répondre et ne répondre qu'à ces besoins mais bien pour dégager la spiritualité des besoins, la laisser libre face au pragmatisme de la vie, offrir un espace et un écran libérés des contingences matérielles. On pourrait reprocher cette opposition entre matérialisme et spiritualité, comme si le monde et son saisissement étaient forcément une faiblesse. C'est sans doute ce que révèle religiosité bestiale sans idéalisme spirituel ! Ce qui m'étonne le plus c'est bien que Dom Mourier semble manquer d'idéalisme spirituel ! Comme cela est curieux. En quoi la Foi peut-elle être confondue avec un idéalisme même spirituel ? L'idéalisme n'est-il pas trop passionné ? Débordant ? Vigoureux ? Disons hors contrôle ? N'y a-t-il pas, dans le travail spirituel d'un Dominicain, le souhait justement d'une canalisation de cet idéalisme pour en calmer le feu au service d'une intériorité et d'un partage ouvert de sa Foi ? On pourrait même presque reprocher à Le Corbusier le contraire. Je pense que Corbu avait bien trop d'idéalisme spirituel ! Il l'exprimait en le construisant sur la Nature, sur ses principes permanents, accordant à ses signes une place parfois bien trop grande, du moins essentielle. Que dire de la religiosité bestiale ? Oui ! Bien vu ! Dom Mourier, tout tient là ! Vous avez raison. On pourrait sans doute parler plus sereinement de religion naturaliste mais je crois que la bestialité exprime bien chez Corbu ce besoin puissant, cette quasi Vérité du monde, d'une nature plus grande, plus juste, plus violente que l'homme. Il faut donc lui offrir un abri qui tienne ce monde sans en perdre la force vigoureuse (voire virile). Ce que l'on pourrait appeler ici, chez Corbu, une mécanique à spiritualité.
Mais que penser du premier terme de cette correspondance : pseudo-Heiligtum ?
Et pourquoi le Tabernacle primitif juif est-il traduit en allemand ? Quelle comparaison étrange...
Car le Tabernacle est certes très très simple dans ses espaces, il est surtout incroyablement symbolique, clair et juste à son programme et à ses plans simplement établis par le plus grand des architectes... Dieu !
Pourquoi ce Dominicain va-t-il ainsi chercher cette image du Tabernacle ? Voit-il dans Le Corbusier un homme n'ayant saisi dans l'architecture religieuse uniquement son organisation programmatique en oubliant ceux qui y vivent ? N'aurait-il fait que faire semblant (pseudo) de comprendre les enjeux de la vie religieuse en passant par dessus les risques d'une vie humaine devant s'y déployer ? Pourtant cette rigueur face à la liturgie et à l'ordre de la suivre devrait plaire et même convaincre ceux qui les vivent du désir de Le Corbusier d'être au plus juste d'une réalité, d'une spiritualité et des espaces intermédiaires qui les relient.
Sachez enfin, que le Tabernacle (Heiligtum) contenait l'Arche d'Alliance, celle-là même que le Doctor Jones retrouva.
Il faut aussi mesurer ces propos d'un usager de l'architecture de Le Corbusier avec les incertitudes qui demeurent. Depuis combien de temps Dom Mourier vit-il au couvent de la Tourette lorsqu'il écrit cette carte ? Quelles expériences d'autres couvents dominicains a-t-il connues et sur quoi se fonde son expérience de la vie de moine ? On peut imaginer que Dom Mourier, quelques semaines après cette carte postale écrite d'un rouge furieux, en aura écrit d'autres, plus compréhensibles, plus sensibles à l'œuvre de l'architecte. À moins que, comme Claude Parent me l'avait affirmé, Le Corbusier avait vraiment fait là l'œuvre du Diable et que, comprenant les enjeux diaboliques (protestants ?) de le Corbusier, Dom Mourier ait préféré en partir...
Notons que la carte postale fut expédiée en 1959, qu'elle nomme bien Le Corbusier et que, malgré sa critique négative, Dom Mourier n'hésite pas à demander à son correspondant de ne pas oublier le denier du culte ! Soyez membre du tronc.
Il s'agit donc là, dans ma collection, d'une très rare carte postale d'un usager de l'œuvre de Le Corbusier donnant un avis négatif certes, mais un avis tout de même sur son lieu de vie. Il faudrait certainement aussi voir dans son choix d'image, un choix partisan, donnant à voir par l'intermédiaire de la photographie de Monsieur Caillon l'un des points de vue certainement les moins euh... sexy de ce couvent dominicain. Manière habile mais un rien dirigée d'affirmer la dureté de cette architecture, ce que, nous amateurs de cette œuvre appelons une justesse ou plus certainement encore, une rigueur joyeuse.
Rappelez-vous ces incroyables images:
http://archipostcard.blogspot.fr/2011/08/le-moine-est-un-modulor.html
http://archipostcard.blogspot.fr/2012/04/un-moine-lequerre.html

 

3 commentaires:

  1. daniel leclercq urbaniste opqu29 mars 2016 à 16:53

    La carte postale est datée du 24 août 1959.
    Le chantier commence précisément le 8 août 1956 avec Sud Est Travaux
    Les moines prennent possession du couvent le 1 juillet 1959 sans pouvoir utiliser l’Eglise non terminée.
    Le couvent a été consacré le 11 octobre 1959.
    Le couvent est réellement occupé à partir de 1960 des parties de l’église encore à finir.
    Le modèle pour ‘Le Corbu’ a été Le THORONET ‘’ ce monastère à l’état pur’’ conseillé par le RP COUTURIER. Si vous visitez l’un, surtout allez voir l’autre.

    Dès lors DOM MOURIER a simplement envoyé une carte postale servant à récolter de l’argent pour finir ce couvent. Il n’y a jamais séjourné. Moi si. Plusieurs fois, élève des dominicains à Lyon entre 1960 et 1962, j’y ai servi les messes dans la crypte… Deux colloques internationaux de sémiotique architecturale en 1982 et 1983. La mesure des cellules des moines je l’ai mesuré… j’ai apprécié.
    Le photographe Hughes BIGO a pris le même angle de vue que cette carte postale…

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  2. Merci Daniel pour cette enquête et ce témoignage. Etes-vous certain que ce moine n'y a pas séjourné ?...
    Bien à vous.

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  3. daniel leclercq urbaniste opqu29 mars 2016 à 21:54

    Peut-être par la suite pour des retraites, mais les dominicains avaient plein d'autres monastères ...

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