mardi 23 août 2016

S'asseoir par terre, l'architecte



Jean-Michel Lestrade était venu voir comme à son habitude la livraison du chantier. Il avait rendez-vous à la station-service de Lacq à 15 heures précises et il avait roulé une partie de la nuit. De Brauer, l'architecte de cette audacieuse station-service, avait fait le tour de sa réalisation et de son auvent dont les courbes et contre-courbes avaient été calculées par Lestrade. Certes l'édifice tenait bien plus de l'édicule que de l'architecture mais c'était bien le genre de constructions et de dessins que Jean-Michel aimait beaucoup faire.



 Il fallait à la fois tenir les lignes dessinées et rêvées par l'architecte tout en tentant dans ce réel, fait de matériaux et surtout de tensions, de faire tenir debout le voile de béton. Comme l'agence de Lestrade n'avait pas eu le chantier de L'UNESCO et sa spectaculaire entrée, Jean-Michel était content de démontrer ici ses capacités et il était allé à l'extrême de l'épaisseur possible et du porte-à-faux, il avait même débordé les avis de l'architecte qui avait bien demandé à l'ingénieur s'il était certain de son coup :
 - Vous comprenez Lestrade,  faudrait pas que le client se prenne le voile de béton sur la gueule en venant faire son plein.
 - Vous savez, de Brauer, ce qu'on dit : la disposition de la matière a plus d'importance que sa masse, aima à répondre Lestrade.
Et non, personne ne se prendrait le béton sur la gueule. Il avait d'ailleurs dû aussi, plusieurs fois par téléphone, reprendre les plans sous la voix du maître-d'œuvre qui appelait trois fois par jour pour être bien certain des chiffres et des dimensions qu'il avait sous les yeux.
Jean-Michel regardait surtout le magnifique travail des coffreurs, de ces mouleurs de béton dont il pensait que l'on oubliait bien trop souvent les qualités et le sens des formes et des forces. Il préférait toujours boire un verre avec eux à la fin des chantiers qu'avec les clients.
Jean-Michel avait bien vu que de Brauer faisait des photos de son œuvre, il avait bien vu comment ce dernier tournait autour. Mais il fut très surpris la semaine suivante de recevoir à l'agence dans une enveloppe de papier kraft une photographie de lui, ainsi assis sur le bord du trottoir. L'image fit le tour de la maisonnée et de l'agence et Jocelyne et Yasmina se permirent même de rire un rien de l'air désespéré de l'ingénieur assis au pied de l'une de ses constructions. La photo ne traîna pas, le soir même elle fut rangée dans le dossier correspondant avec le reste des documents et plusieurs fois, Jean-Michel osa affirmer avec aplomb à Jocelyne que non, il ne savait pas où cette photographie était rangée, que oui, cela faisait bien longtemps qu'il ne l'avait pas vue.



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J'avais accompagné Alvar rue Regnault. Nous étions en pleine préparation de l'exposition sur Jean-Michel Lestrade et nous devions prendre des clichés et aussi trouver des contacts. De toute façon, nous devions demander l'autorisation pour publier des clichés des bureaux de la SERETE dans le futur catalogue. Je racontais à Alvar sur le trottoir comment j'avais déjà vu la construction en 2009, comment j'aimais à cette époque me promener à Paris et voir, mon guide à la main, les architectures sortir des images pour entrer dans le réel. Alvar soutenait que je devais être souvent déçu, que les années passant, il devait être difficile de retrouver parfaitement conservées ces constructions. Oui. Il avait raison. Je lui rétorquais alors que cette déception fut aussi une énergie noire pour défendre ce Patrimoine et que c'est bien grâce à cette énergie que nous nous étions rencontrés à Royan. Je lui affirmais aussi que le réel bien que très fort et en quelque sorte indéniable, n'avait rien à retrancher aux images et que, dans l'épaisseur des ombres, des perspectives, mon œil glissait autant que mes pas dans cette rue.









Je fus donc heureux de revoir les bureaux de la SERETE, de revoir comment les verres reflétaient la caserne des pompiers Massena de Willerval. J'avais pris mes deux guides, celui de Dominique Amouroux et celui d'Hervé Martin, ayant installé celui d'Éric Lapierre sur mon iPhone tout neuf. J'observais Alvar, comment il prenait du recul, comment il faisait le tour, comment, sans aucune difficulté il entra dans les bureaux, demanda conseil, obtint rapidement un rendez-vous. Nous n'étions pas certain que Jean-Michel Lestrade ait bien participé à l'élaboration de cet immeuble. Si c'était le cas, il s'agissait de la dernière décennie de l'agence sous sa direction directe. Certes Jean-Michel avait bien travaillé avec Jacques de Brauer pour la station-service de Lacq, et il fut facile de trouver dans les cartons, les documents concernés mais, il y avait vraiment peu de choses sur ces bureaux, trois tubes, deux plans pliés dans un état lamentable et c'était tout. Pourtant, dans ce carton, une photographie nous toucha tout particulièrement, celle de Jean-Michel Lestrade assis par terre devant la station de Lacq. Il fut décidé avec le graphiste du catalogue que nous pourrions en faire la couverture du livre.
 - J'espère que Jean et Denis font leur travail de leur côté, me dit Alvar en sortant des bureaux.
 - Je n'en doute pas une seconde. Hier, il m'a encore téléphoné pour des infos sur de Brauer.
 - J'aimerais bien que le grand-père ait travaillé sur ce bâtiment, il est superbe !
 - Oui ! Absolument superbe. Tu as raison. Tu te rends compte que nous n'avions que 4 ou 5 ans à sa construction ! Tiens, regarde Alvar, le guide d'Hervé Martin nous conseille une autre construction de Jacques de Brauer, au 86 de la même rue dans le quartier. On va voir ?
 - Oui, oui ! J'ai rendez-vous pour la visite de la SERETE la semaine prochaine, ils vont me sortir le peu d'archives qu'ils ont. Croisons les doigts !


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 - C'est pour quand déjà leur expo ? demanda Denis à Jean-Jean.
 - Bah, ils savent pas vraiment encore, ils auraient un créneau vers le début 2017 mais rien n'est certain, tu sais c'est un gros projet, avec catalogue et tout, donc faut des financements et puis aussi trouver des personnalités qui le soutiennent.
 - Tu crois qu'ils vont y arriver ? Moi, j'ai des doutes, en tout cas, ça nous fait faire de la route ! s'exclama Denis
 - Oui, ça pour le kilométrage on est servi. D'ailleurs on arrive quand à Lacq ? T'as une idée ?
 - Dans, allez... Je tiens le pari... Allez... Euh... 12 minutes.
 - Ok ! Pari tenu ! Tu sais, au moins, ce projet d'expo aura déjà servi à beaucoup de choses. Tu vois, j'ai pu faire un exposé dessus, j'ai pu découvrir un peu mieux ma famille et cette histoire et puis... on a une excuse valable pour se barrer tous les deux !
 - Ah ! Tu vois ça comme ça mon coco, bah dis-donc ! Faudra qu'on explique au retour ta perception de l'héritage familial et comment tu as profité du voyage !
 - Dis-donc Denis, tu crois pas que t'as loupé un truc là, juste maintenant ?
 - .... euh... Non... quoi...
 - Au lieu de me menacer et de te foutre de ma gueule, tu ferais mieux de regarder la route et de ne pas oublier de t'arrêter, on vient de passer la station-service !
 - Oh ? vrai ? Purée, merde, faut faire demi-tour !
La Twingo freina, se rangea sur le bas-côté, laissa passer les autos suiveuses et Denis entreprit sa manœuvre.
Ils se garèrent juste sous l'auvent de béton.  Denis alla pisser à l'arrière d'une bagnole.
La mission photographique de Jean-Jean pouvait commencer. Il n'oublia pas de faire deux photos avec son téléphone pour me les envoyer. Il voulait des consignes plus précises sur la prise de vue, le cadrage. Fallait-il par exemple laisser la Twingo dessous pour montrer l'échelle ? Je lui répondis par SMS :
 - Installe Denis dessous, bras levé comme un Modulor ! Il sera parfait.
Je reçus en retour de la part de Jean-Jean un smiley et une photo de Denis assis sur le trottoir, prenant la pose exacte de Jean-Michel Lestrade.

Par ordre d'apparition :
- photographie, Fonds Familial Lestrade.
- photographies, Fonds architectures de cartes postales, 2009.
- Guide de l'architecture moderne à Paris, Hervé Martin, éditions alternatives, 1986
- Lacq, Poste d'essence moderne, carte postale éditions REX, sans photographe ou architecte nommés, expédiée en 1962.
Je profite de cet article pour remercier la Famille Lestrade pour le prêt généreux des documents et ma liberté à raconter son histoire. Un grand merci tout particulier à Denis qui se reconnaîtra...
Promis, Alvar, je te ramène ton guide cette semaine !
Merci de ne pas copier ces documents sans mon autorisation ou celui de la Famille Lestrade.



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